
« Tiens, ton Marker…
– Mon Marker ?
– Celui qui te servait à faire les panneaux pour le stop. »
Le feutre en question trône sur la table de cuisine. Marielle l’a retrouvé au fond d’un carton de déménagement. Il y a des années que je pensais relater ma longue histoire d’amour avec le stop. Nous y voilà.
À vrai dire, je ne sais pas très bien quand ça a commencé. Mon plus vieux souvenir remonte à une fête foraine avec course cycliste dans le village de mes grands-parents maternels. J’étais avec mon cousin, ma petite sœur et trois cousines. On était donc six, nos âges allant de six-sept ans à treize ou quatorze ans. Les parents étaient restés à la fête et nous, on en avait un peu marre. On avait donc décidé de rentrer à pied. Seulement c’était à quatre kilomètres. Alors on a fait du stop. Un bonhomme au volant d’une vieille bagnole nous a tous embarqués et déposés à la ferme. Ça l’avait sans doute amusé de nous voir tendre le pouce au bord de la route, mais peut-être aussi un peu inquiété. Avec tout ce qu’on lit dans les journaux…
Vers l’âge de quinze ou seize ans, j’ai commencé à en faire régulièrement, seul ou avec un copain, pour aller à la ville voisine. Mais c’est surtout quand je suis entré à l’internat à Orléans que c’est devenu plus fréquent. La première année, je partais le lundi matin et je rentrais le samedi midi par le car. C’était un vieux car inconfortable où on gelait en hiver. Pour ne rien arranger j’avais souvent le mal des transports si, comme trop souvent, je me retrouvais assis à l’arrière. Au printemps, un copain de lycée m’a proposé de rentrer en stop. Cela m’obligeait à un léger détour, mais présentait l’avantage d’emprunter uniquement des routes nationales.
C’est donc comme ça que, de la fin de la seconde à la terminale, j’ai tendu le pouce tous les samedis sur le Pont de Bourgogne. Les automobilistes étaient habitués à voir des jeunes faire du stop et ça marchait plutôt bien. Notre hantise ? Les bidasses ! À cette époque, le service militaire était encore obligatoire et le week-end il n’était pas rare d’en voir nous faire concurrence. Ils gardaient leur uniforme pour rentrer chez eux. Ça donnait confiance aux gens – avec tout ce qu’on lit dans les journaux – et ils attendaient rarement plus de cinq minutes. Nous, on avait les cheveux longs – c’était l’après-68 – et forcément moins la cote. De temps en temps, trois gros rougeauds à bord d’une camionnette de retour d’un chantier nous faisaient des bras d’honneur en braillant des gentillesses comme « va donc te faire couper les cheveux, pouilleux ! ». C’était le bon temps.
On rigole bien tout de même. Patrice, le copain avec qui je rentre du bahut le samedi, est musicien – je découvrirai d’ailleurs quelques années plus tard qu’il est excellent compositeur. Fan inconditionnel des Beatles, il connaît leur répertoire par cœur et passe son temps à chanter à tue-tête pendant qu’on tend le pouce. Un samedi en fin de matinée, on poireaute depuis un bon moment à la sortie de Châteauneuf-sur-Loire quand une petite dame vient lui demander de bien vouloir chanter moins fort : un bébé dort dans la maison. Lui, prenant l’air le plus désolé du monde : « oh, pardon Madame, on s’était pas rendu compte. » À peine la dame est-elle rentrée chez elle qu’il recommence. Heureusement une voiture s’arrête sur ces entrefaites, m’épargnant la honte de voir la dame ressortir.
Le samedi, c’est aussi le jour où le niveau du paquet de clopes est dangereusement bas. Alors, avant de partir on passe acheter des « Parisiennes », les « P4 » comme on les appelle à l’époque. Ce sont des cigarettes un peu plus fines contenant un mélange de restes de tabac. Elles ont tantôt un goût de tabac blond, tantôt de tabac brun. Pas fameuses, mais en fin de semaine l’argent de poche est épuisé. Elles sont vendues dans de petits paquets de quatre, d’où l’appellation P4. On ne les paie que 20 centimes. Le samedi, c’est en effet assez rare qu’à nous deux on parvienne à réunir 1,50 F pour acheter tout un paquet de Gauloises…
Les vingt derniers kilomètres, je les fais généralement seul, Patrice étant arrivé à destination. De temps en temps, la chance me sourit : une connaissance passe justement par-là et s’arrête. Un samedi de janvier, à la sortie de Gien je tombe sur un autre Argentais que je connais un peu. Ce jour-là il fait très beau, mais le thermomètre est bien en dessous de zéro. On est sur le coup de midi et c’est l’heure creuse. On grelotte en tapant des pieds sur le bord de la route quand arrive un « Tube » Citroën : c’est celui du patron de son père, un artisan maçon. Ils sont tous deux assis devant, mais comme ils sont obèses ils nous font monter sur le plateau à l’arrière, à l’air libre. On a beau se coller à la cabine pour nous abriter du vent, les vingt kilomètres nous semblent bien longs, surtout qu’on ne roule qu’à soixante à l’heure. On a les mains et les joues toutes bleues quand on arrive enfin.
L’année du bac, un copain qui a une 2CV m’emmène le lundi matin avec un ou deux autres qu’on prend au passage dans des villages voisins. On partage les frais d’essence, mais ça reste moins cher que le car. Et puis l’hiver, le car c’est ma hantise. Il faut se lever à cinq heures pour le prendre à six heures. Pas assez dormi, dehors il caille ou il pleut – ou les deux. La 2CV, c’est le luxe. En plus, Philippe passe me prendre à la maison. Par contre, comme le samedi matin je n’ai pas cours – enfin, si, mais on a seulement éducation physique les deux premières heures et rien ensuite. Alors je sèche les cours et je m’éclipse juste après le petit‑déjeuner pour tendre le pouce au Pont de Bourgogne.
Ces trois années de lycée ont été formatrices dans cette matière facultative qu’était le stop. Petit à petit, j’ai appris les règles du jeu. D’abord, il ne faut pas marcher le long de la route en tendant le pouce. Les voitures passent à toute vitesse et ne peuvent pas s’arrêter facilement. Accepter un trajet trop court, c’est aussi à proscrire. Le type qui propose de t’avancer un peu mais te dépote à un vague carrefour en rase campagne, c’est non. Il faut se faire déposer dans un patelin. Si c’est une ville d’une certaine importance, il faut souvent la traverser d’un bout à l’autre, mais c’est mieux. À la sortie, il s’agit de bien choisir son emplacement. En fait, il faut se mettre à la place de l’automobiliste : il doit avant tout te voir suffisamment à l’avance, ne pas rouler trop vite et pouvoir s’arrêter facilement sans risquer un accident. En sortant d’une ville, il vaut donc mieux ne pas trop s’éloigner. Il est plus sage de repérer un endroit où les voitures passent lentement et peuvent s’arrêter facilement. Et de préférence non loin d’un bistrot. Le bistrot, c’est pour quand on a encore trois sous pour un café et besoin de se réchauffer. De temps en temps tu tombes sur quelqu’un de sympa qui fait un détour pour te déposer à un endroit d’où il sera plus facile de repartir. Enfin, dans la mesure du possible, le stop le dimanche est à éviter. Dans les voitures s’entassent des familles entières ou, le plus souvent, les gens ne vont tout simplement pas loin. Et puis il y a la petite inquiétude de ces gens qui ne sortent guère de chez eux : avec tout ce qu’on lit dans les journaux…
Ces années lycée, il ne s’agit que de petits trajets qui ne dépassent que rarement les cent kilomètres. Par la suite, je vois plus grand et les choses sont un peu différentes. En 1973-74, je traverse pour la première fois une partie de la France en deux ou trois occasions, de retour de la frontière allemande ou en rentrant à Bordeaux, où nous avons habité brièvement. Comme il n’y a encore peu d’autoroutes à cette époque, on se tape de la nationale. C’est au cours de ces trajets que je me rends compte qu’il vaut mieux partir le soir. Comme je l’ai dit plus haut, le dimanche est à éviter, mais en semaine se pose un autre problème : si on part le matin, on ne fait que des sauts de puce. D’abord, on met souvent plus de temps à décoller parce que les automobilistes sont des gens qui vont travailler dans les environs. Ce qui nous ramène à ceux qui te déposent à un endroit mal placé et loin de tout. Là, il faut savoir refuser. On remercie l’automobiliste pour s’être donné la peine de s’arrêter – ah, si tout le monde pouvait être comme vous – en expliquant pourquoi on préfère rester sur place. Les gens ne s’offusquent d’ailleurs pas. Ceux qui emmènent des stoppeurs ont souvent fait du stop quand ils étaient bidasses ou avant d’avoir eux-mêmes une bagnole. En fin d’après-midi on tombe souvent sur des commerciaux ou des routiers, autrement dit, sur des gens qui roulent beaucoup. À cette heure-là, les commerciaux n’ont plus de rendez-vous et sont plus détendus. Ils ont envie de causer d’autre chose que des mérites de leurs produits. À la radio, c’est l’heure des Grosses Têtes. On tombe aussi assez fréquemment sur des petits entrepreneurs, des professions libérales ou encore des babas cools. Les conversations sont agréables et souvent enrichissantes. Un peu plus tard dans la soirée, ce sont les routiers qui prennent le relais. Ils ont déjà parcouru quelques centaines de kilomètres, et le dépôt ou la douane est encore loin. Alors ils prennent volontiers un stoppeur pour ne pas s’endormir au volant et faire la conversation. La radio avec l’émission « Les routiers sont sympas » de Max Ménier, on finit par s’en lasser. Alors un stoppeur, ça change. D’autres, qui ont pris la route à minuit pour être à leur destination au petit matin sont sympas et proposent de s’allonger sur la couchette pendant qu’ils roulent. Quand on fait du stop depuis six heures du soir, qu’on s’est caillé en plein vent entre deux véhicules, on n’est pas mécontent de pouvoir faire un petit somme.
À propos de Max Ménier, il passait souvent des annonces pour des stoppeurs. Un soir, je l’ai appelé. Il se faisait tard et j’avais encore pas mal de chemin à faire. Pas de chance : l’émission avait cessé définitivement la veille !
En résumé, autant ne pas se précipiter, faire la grasse matinée et partir après déjeuner, ou mieux, en fin d’après-midi. Là, je parle évidemment du cas où on a plusieurs centaines de kilomètres à parcourir. C’est là qu’il faut la jouer pro.
Première chose, surtout la nuit, mais ça s’applique aussi en plein été quand la lumière est écrasante : être habillé de manière à être vu de loin. J’avoue en passant avoir un avantage sur la plupart des autres stoppeurs : je suis un petit gabarit et je ne fais donc pas peur. Pour contrebalancer, les automobilistes racistes me prennent souvent pour un Beur et sont moins enclins à m’emmener, mais globalement la balance penche du bon côté. Pour en revenir à la nécessité d’être vu, la nuit je porte un vêtement clair. Dans les phares on me voit de loin.
Deuxième chose, voyager léger. Le gros sac à dos avec armature, on oublie. Les automobilistes n’ont pas toujours de la place dans le coffre ou sur le siège arrière, surtout s’il a plu et que le sol est mouillé. Et puis ça l’oblige à descendre de voiture. S’il veut bien être assez sympa pour prendre un stoppeur, il ne faut pas trop en demander non plus.
Troisième chose : se munir de carton et un gros feutre – comme celui de la photo au début de cet article – pour inscrire le nom de la destination. Au début des années 80, je tenais une maison du tourisme dans le Cher, mais j’habitais aux Pays-Bas. En avant et en arrière-saison, ce n’était ouvert que le week-end. Le vendredi je partais de Hollande et j’y retournais le lundi. 1200 km aller‑retour. À l’aller, à Paris je me postais Porte de la Chapelle. À cet endroit la chaussée est très large et les automobilistes peuvent s’arrêter facilement. Évidemment, sur le carton je n’écrivais pas Eindhoven, que tout le monde ne connaît pas, et encore moins Amsterdam à cause de sa réputation sulfureuse. Dans ce cas, il fallait s’attendre à voir un véhicule bleu s’arrêter et deux messieurs portant un képi demander les papiers. Alors comme première destination, j’indiquais Compiègne. Là, on était largement sorti de Paris et, comme ce n’était pas trop loin, un routier ou un commercial avait moins de réticence à s’arrêter. Une fois Compiègne dépassé, je sortais mon panneau Lille. Arrivé en Belgique, ce n’était plus vraiment nécessaire d’utiliser un panneau, puisque tout le monde allait dans la même direction. En général, le type qui me faisait monter Porte de la Chapelle disait qu’il n’allait pas loin mais pouvait m’avancer un peu. Avant, je lui demandais tout de même s’il y avait une station-service sur l’autoroute où il pourrait me déposer avant d’en sortir. Il valait mieux rester sur l’autoroute. En causant, le type se rendait compte qu’il n’avait pas affaire à un dangereux repris de justice. Il faisait mine de consulter sa montre en réfléchissant puis disait qu’en fait il allait en Belgique et pouvait m’avancer jusqu’à la frontière ou un peu après. Au retour, je prenais le train jusqu’à Melun, d’où il était plus facile de faire du stop qu’à la Porte d’Italie.
Pendant toutes les années où j’ai fait du stop, j’estime avoir été assez chanceux. Ou alors suffisamment philosophe pour ne pas imaginer qu’on trouve un véhicule au bout de quelques minutes. Une heure d’attente, c’était la moyenne. Certes, il m’est arrivé d’attendre trois, quatre ou cinq heures. Le plus souvent à des heures indues et par un temps pourri. Quand ça veut pas, ça veut pas. Seulement, il y a toujours un moment où ça s’arrange. Certes, quand on se retrouve trempé sous une pluie glaciale au petit matin après une nuit à blanc, on est moins philosophe qu’au moment où j’écris ces lignes, mais ça se vérifie quand même. J’évoquais précédemment la tenue vestimentaire et l’intérêt d’être bien reposé avant de partir. Quand on s’est bien restauré et qu’on sort de la douche, bien rasé, on est forcément dans de meilleures dispositions. Et quelque part, les autres – j’entends par-là les automobilistes – le sentent. Enfin, c’est l’impression que j’ai toujours eue. Il vaut mieux avoir l’air en forme que dégoûté de se tenir là à lever le pouce sans conviction. Bref, quand je poireautais depuis une heure et que je commençais à en avoir marre, j’entrais dans le premier bistrot venu pour boire un café. En ressortant, j’étais requinqué et la plupart du temps une voiture s’arrêtait dans les minutes suivantes. J’ai d’ailleurs souvent dit que quand je me mettais au bord de la route pour lever le pouce, je me sentais un peu dans la peau du joueur qui arrive devant une machine à sous. Il s’agissait en quelque sorte de donner sa chance à la chance. Et ma foi, ça marchait plutôt bien.
Ensuite, il y a des pays où le stop marche très bien et d’autres où c’est plus difficile. Dans les années 70-80, c’est en Allemagne et en Angleterre que ça marche le mieux. En fin d’après-midi, il n’est pas rare d’être invité à prendre le thé. Enfin, ça, c’est en Angleterre. Prendre le thé, c’est se voir offrir le gîte et le couvert. En Allemagne, on te propose un café. Sur place, on commence par te montrer la chambre d’amis et on t’indique la salle d’eau avant de t’attabler devant une grande assiette de charcuterie. Le soir, on sort en ville et le lendemain matin, on te dépose le plus souvent à un endroit bien placé pour faire du stop. Par contre, dans les pays méditerranéens et scandinaves, il vaut mieux s’armer de patience. En Espagne ou en Italie, on a intérêt à prendre le train, qui coûte alors une misère. Si on est en couple et qu’on voyage léger, c’est déjà plus facile.
En 1982, je suis allé faire le tour de la Turquie avec ma copine. On n’avait que deux petits sacs, ce qui était bien suffisant. On était en novembre-décembre, et les vêtements chauds, donc encombrants dans les bagages, on les portait sur nous. Partis d’Eindhoven à neuf heures du matin, on arrivait à Graz, à la frontière yougoslave à onze heures du soir. 1300 km dans la journée. En quatre ou cinq véhicules seulement. L’un jusqu’à la frontière allemande, à une cinquantaine de kilomètres d’Eindhoven, le deuxième jusqu’à Hagen, dans la Ruhr, le troisième jusqu’à Salzbourg et le dernier jusqu’à Graz à la frontière yougoslave. Record battu. Pendant la traversée de la Yougoslavie pendant la nuit, on est tombé sur un routier près de la retraite qui nous a prêté la couchette du camion. C’est donc frais et dispos qu’on est arrivés le lendemain matin du côté de Skopje. On a continué jusque vers Thessalonique, dans le nord de la Grèce, avant de prendre le train pour Istanbul. En Turquie, on a parcouru une bonne partie du pays en stop aussi. Avec des routiers dans de vieux camions poussifs et surchargés qui montaient les côtes à quinze à l’heure, mais aussi dans des voitures où s’entassaient déjà cinq ou six personnes. Et à chaque fois on était invités à prendre le thé. Une fois on a même été pris par une grosse légume dans sa Mercedes avec chauffeur. Jusque-là, la vitesse moyenne avoisinait les cinquante à l’heure. Là, on roulait à deux‑cents. Sur une nationale, pas une belle autoroute européenne.
Du stop, j’en ai aussi fait au Népal, de Lumpini, la ville de Bouddha, à un patelin en direction de Pokhara. On devait être en milieu de journée. Pas de car avant le lendemain. J’ai tenté ma chance. Un petit camion surchargé de sacs de riz sur lesquels étaient déjà juchés deux ou trois jeunes s’est arrêté. J’ai fait le trajet assis sur le toit de la cabine. À cinquante à l’heure quand ça roulait bien et avec une vue imprenable. Au retour d’Inde, j’ai aussi traversé une partie de l’Iran en stop, de Téhéran à la frontière turque. J’ai fait ce trajet avec un Autrichien croisé à l’hôtel qui comptait aussi ses sous. On a tenté le coup. Il n’y avait quasiment pas de circulation, mais à notre grande surprise, la première voiture à passer dans le coin s’arrêtait systématiquement. On nous demandait juste de contribuer à payer l’essence, et ça coûtait une misère.
Parfois, on se fait aussi des peurs. Après avoir quitté la Turquie, début décembre 82, on a passé une quinzaine de jours dans le sud du Péloponnèse à faire la récolte des olives. Quelques jours avant Noël, on est remontés en Hollande en stop. Une nana nous a embarqués dans sa petite Fiat 500. On roulait sur une nationale en montagne et ce matin-là il y a un peu de verglas. Après avoir passé un col, on voit la vieille Ford Taunus qui nous précède à cinquante mètres partir en crabe sur une plaque de verglas. La conductrice pousse un « hiiiii ! » en s’agrippant à mes genoux. Je rattrape le volant par réflexe. Finalement la Taunus se remet dans l’axe de la route. Et nous, on n’a pas dévié. Ces quelques secondes nous ont toutefois paru bien longues.
En janvier 77, alors que je vis depuis quelques mois en Allemagne, je décide d’aller passer quelques jours en Italie. En stop, évidemment. Je suis parti en début d’après-midi et le soir sur le coup de dix heures du soir, je ne suis pas très loin de Francfort. Je vois une grosse Mercedes s’arrêter. Quatre ou cinq jeunes avec de la musique à fond. Des cannettes de bière qui jonchent le sol. Ils n’ont pas de destination précise et moi, tant qu’ils vont vers le sud, ça me va. Ils ont terminé leur service militaire le jour même et visiblement déjà bien arrosé la quille. Le chauffeur roule à 160 en zigzaguant dangereusement d’un bord à l’autre de l’autoroute. En voyant ces bouteilles de bière par terre, j’aurais bien dû me douter que lui non plus n’était plus tout à fait à jeun. Heureusement, il n’y a quasiment pas de circulation. Finalement, j’arrive à me faire déposer à une station-service un peu avant Francfort, soulagé. J’espère que leur virée n’a pas connu une fin tragique.
Une autre fois, en revenant de Hollande avec Marielle, on est pris au petit matin du côté de Senlis par deux mecs de Lille. Ils vont bosser du côté de Tours et peuvent nous déposer à la porte d’Italie. Apparemment ce sont deux collègues de boulot, mais qui se connaissent à peine. Le chauffeur nous propose une bière – à six heures du matin, ben voyons ! – avant de s’ouvrir une nouvelle canette. Il a visiblement déjà un de mal à rester dans la voie de droite. On décline poliment, le passager aussi. Tout le monde serre les fesses. Heureusement, c’est embouteillé sur le périph’ et on ne roule pas vite. Quand on descend de la voiture, le passager nous dit au revoir avec la tête du mec à qui on propose le verre de rhum et la cigarette du condamné.
Enfin, il y a les allusions pénibles des conducteurs qui sont soit homos quand on est tout seul, soit excités par la vue de la copine quand on est en couple. Dans ces cas-là, je monte à l’arrière pour que le mec ne se sente pas trop sûr de lui. Et si sa conversation devient un peu trop tendancieuse, on botte en touche en attendant de se faire déposer.
Et heureusement, il y a les fois, finalement pas si rares, où tu tombes sur des gens vraiment sympas qui t’invitent à manger et à dormir chez eux, et qui te conduisent à un endroit bien placé le lendemain matin. En Allemagne et en Angleterre, c’était monnaie courante. Et enfin on a quelques gros coups de chance, comme lors de notre voyage en Turquie, quand on a traversé toute l’Allemagne avec une seule bagnole, ou encore cette autre fois où des Allemands m’ont conduit de la sortie de Genève jusque sur la Costa Brava. Ils allaient dans la maison de vacances de leurs parents. Pendant la nuit, on s’est fait cambrioler. J’ai retrouvé mon pantalon dans le couloir. Les voleurs l’avaient abandonné en s’enfuyant sans avoir eu le temps de me faire les poches, mais c’est une autre histoire.
Pour revenir sur le « avec tout ce qu’on lit dans les journaux » et sa variante « avec tout ce qu’on voit à la télé », ça m’a toujours laissé perplexe. Personnellement, je n’ai jamais entendu parler de stoppeurs qui agressaient les automobilistes, même si c’est peut-être arrivé. En revanche, ce qui était le plus fréquent, c’étaient les stoppeurs agressés, surtout les filles. Même armé, il me semble un peu idiot d’agresser le conducteur, ce serait prendre le risque d’un accident, non ?
* * *
Les stoppeurs
Et puis un jour je suis devenu automobiliste à mon tour. Dix ans s’étaient écoulés et on voyait de moins en moins de stoppeurs. Ou peut-être que moi j’en voyais de moins en moins parce que j’avais un travail régulier et ne circulais plus de la même façon. Et là, j’ai compris deux ou trois choses.
À plusieurs reprises j’ai été tenté de prendre un stoppeur, mais il ne remplissait pas les conditions requises. Il marchait le long de la route au lieu d’être resté à la sortie du patelin précédent. Difficile de s’arrêter sans risquer un accident. Ou alors le mec a l’air franchement cracra. Ou il fait la gueule, quand ce n’est pas les deux à la fois. Alors on repense au fameux « avec tout ce qu’on lit dans les journaux ». Pas que j’aie peur, mais malheureusement, les quelques stoppeurs qu’il m’est arrivé de prendre par la suite étaient rarement intéressants.
Il y a quelques années, on fait monter un jeune à la sortie d’un petit patelin de Sologne. Pas un coin facile pour le stop. Mauvaise pioche, c’est un vrai petit con prétentieux. Il a 20-25 ans à tout casser et parle comme un vieux aigri. Il est serveur dans un restaurant. À l’entendre, c’est heureux qu’il soit là, faute de quoi le patron aurait mis la clé sous la porte depuis belle lurette. On a l’impression qu’il a trente ou quarante ans d’expérience professionnelle derrière lui. Alors qu’on arrive en vue de Blois, il commence à déblatérer sur les Arabes, coupables de tous les maux selon lui. Et il en fait des tonnes. Ce matin-là, on se rend aux obsèques d’un ado qui vient de se suicider, alors il nous gonfle vraiment, Monsieur je-sais-tout. De colère, on le dépote à côté d’un centre commercial.
Il y a quelques temps, on se balade un dimanche dans le Limousin pour essayer la Twingo d’occasion qu’on vient d’acheter. On embarque un type d’une quarantaine d’années. Un Allemand qui parle bien français. Il commence à parler d’environnement. C’est un khmer vert. Il s’excite tout seul avec son baratin pseudo-écolo et, au bout de quelques kilomètres, il en est presque à nous engueuler. Comme on quittait la nationale pour emprunter une petite route, je l’ai déposé au croisement en rase campagne. En temps normal, j’aurais fait un petit détour pour le déposer à un emplacement plus favorable, mais là, pas envie de lui faire une… fleur, à l’écolo du dimanche.
À l’inverse, j’ai tout de même fait ma B.A. à deux ou trois reprises. Un matin de juin en revenant d’Orléans, je vois un bonhomme d’une soixantaine d’années faire du stop. Le pauvre, il s’était payé une méchante galère. Il était de Montpellier et revenait de Caen, où on lui avait promis un boulot. Une fois sur place, on lui a déclaré sans ménagement que la place était déjà prise et il a dû rentrer. Sauf qu’il n’avait plus assez d’argent pour prendre le train. Il avait passé la nuit à blanc à faire du stop. Je ne pouvais l’emmener que jusqu’à Lamotte-Beuvron, où je l’ai déposé à côté de la caserne des pompiers. Apparemment il y avait là une vague structure d’hébergement ou je ne sais quoi, mais ça n’ouvrait que quelques heures plus tard. En attendant, il s’est installé sur l’herbe dans un coin pour dormir un peu. Pendant ce temps j’ai fait un saut à la gare où je lui ai pris un billet de train pour Montpellier. Comme il dormait à poings fermés, je lui ai glissé le billet de train et cent balles dans la poche. Je l’imaginais mal continuer en stop jusqu’à Montpellier. Et puis je parie qu’il n’avait même pas un carton et un feutre !
Quand on va au Brésil, on loue généralement une petite voiture. Un jour on revient de Paracuru à Fortaleza quand on voit toute une famille faire du stop. Deux adultes et deux ou trois petits enfants. Il y a peu de circulation et les camions ne s’arrêtent pas par manque de place dans la cabine. Quant aux bourgeois qui roulent en gros 4×4, ils ne s’abaissent pas à faire monter les petites gens. Le seul espoir de ce genre de famille, c’est habituellement un fermier ou un artisan qui les emmènera à l’arrière de son pick‑up. Évidemment, ils sont un peu surpris en nous voyant. Ils vont à une quinzaine de kilomètres. Tout le monde s’entasse tant bien que mal à l’arrière de notre petite Gol, la version brésilienne, « allégée », de la VW Golf. Quand on les dépose, on a droit à tout un chapelet de « Deus lhes abençõe » – Dieu vous bénisse.
Toujours au Brésil, on est sur la route qui va de Barreirinhas à São Luis do Maranhão. Environ 150 km de route déserte avec une maison en pisé isolée ici ou là. Une jeune femme nous fait signe. Elle est enceinte jusqu’aux yeux et doit se rendre au dispensaire vingt ou trente kilomètres plus loin pour accoucher. Quelqu’un devait l’y conduire, mais les premiers signes de l’arrivée du bébé se sont manifestés plus tôt que prévu, alors que le chauffeur était absent ou indisponible. Même en roulant vite, on n’en mène pas large : ce serait bien notre veine qu’elle accouche dans la voiture !
Aujourd’hui, on est à l’ère du smartphone et des applis de covoiturage. Sécurité. Avec tout ce qu’on voit à la télé… Il y a trois ou quatre ans, on s’est inscrits sur une plateforme. Notre premier, et seul, « client » était un petit con qui n’a pas décroché un mot de tout le trajet. Ni bonjour ni au revoir, et encore moins merci. Le lendemain on a retrouvé ses Ray-Ban dans la voiture. On ne lui a pas couru après pour les lui rendre. Na !
